La famille Chimère
Olivia Chimère parle :
Bonsoir. Oui, c'est le soir, pour moi, quelle que soit l'heure du jour, aussi je dis bonsoir, pas bonjour.
La nuit a toujours été mon lot, tout au long de ma vie.
En effet, j'ai eu un destin cahotique, parcouru de nombreux drames que personne ne pourrait soupçonner, de prime abord, en voyant la vieille dame que je suis aujourd'hui.
J'ai l'air si tranquille, si simple, si sage avec ma petite robe et mes cheveux blancs ! On me donnerait le Bon Dieu sans confession, vous ne croyez pas ?
Paradoxalement, j'habite à Zarbville, en plein désert, écrasée de lumière. Ma maison se trouve au bout d'une rue, dont je suis la seule habitante, dans cette ville située au milieu de nulle part.
Je pensais trouver la paix, ici, à mon arrivée. Cela n'a pas été tout à fait le cas et pas uniquement en raison de cet éclatant soleil, qui semble me narguer.
Les habitants, en effet, colportent à mon sujet d'affreux ragots et peu d'entre eux s'aventurent chez moi.
Qu'y puis-je ? Je vis au milieu des tombes. J'ai passé mon existence à enterrer des morts.
Est-ce ma faute, s'ils ont jalonné ma route ? Certains le pensent. Pourquoi me reprocher d'avoir donné un cimetière à cette ville qui n'en avait pas ? Je vous laisse juges.
Je prends soin de mes tombes, cela m'occupe.
Mon cimetière est juste là, devant ma maison. Mes vict... mes disparus sont là, tous ensemble, derrière ce portail. Le plus ancien date de mon adolescence. Une livreuse de pizzas.
C'est si vieux, vu mon âge, que je ne me souviens plus pourquoi elle est morte.
Je me souviens davantage de ceux qui ont rejoint par la suite mon cimetière. Mes trois maris, en particulier, sont là, oui. Tous les trois.
Le premier, du moins celui qui aurait dû l'être, m'avait abandonnée devant l'autel, l'infâme.
Vous conviendrez qu'il a fallu que je me venge, pour mon honneur et ma dignité. N'en auriez-vous pas fait autant ?
Après cela, j'ai pris de mauvaises habitudes, je l'avoue. On prend vite goût à la mort. La bonne, le postier, et quelques autres, sont venus s'installer ici, à leur tour.
Je pourrais vous dire que je n'y suis pour rien, mais les apparences sont contre moi, je l'admets.
Parmi eux se trouve mon premier véritable mari, Roger. C'était un homme riche.
Avec lui, c'était la belle vie, les vacances dans des lieux paradisiaques...
Mais lui aussi est mort, de même que Léon, le second. Il était âgé, voyez-vous...
Je n'ai finalement connu le bonheur qu'avec Isidore, à l'âge mûr.
Malheureusement, lui aussi a fini par rejoindre mon cimetière.
Tous les soirs, depuis sa mort, je m'installe dans mon fauteuil rouge, en espérant apercevoir son fantôme.
La nuit, en effet, "mes" morts quittent parfois leurs caveaux, hantent le jardin et jusqu'à l'intérieur de la maison...
L'espoir d'apercevoir Isidore m'occupe et rend ma vie moins monotone car, à mon âge et avec mon passé, on est revenu de tout...
Faucheuse, je sais que tu m'as à l'oeil. Je suis si vieille, j'ai connu tant de malheurs...
Même Ophélie, ma jeune nièce, qui occupe la seconde chambre de ma maison, ne parvient pas à m'égayer.
Nos relations sont plutôt froides, nous n'avons pas d'affinités.
Elle est la fille de ma soeur, Guillemette, qui est enterrée, elle aussi, dans mon jardin, avec son mari. A leur mort, je me suis sentie forcée d'accueillir cette petite, dont j'étais la seule famille.
A l'évidence, elle s'ennuie, avec moi. Ma maison est trop triste, pour elle, pour ne pas dire lugubre. Les jeunes gens aiment la couleur, la fête, l'animation, tout ce qui manque, chez moi !
Je n'ai plus l'âge, pour ça. Je me plais dans cette atmosphère sombre et austère, qui contraste avec la luminosité du dehors, si intense qu'elle en est indécente pour les pauvres morts de mon cimetière.
Du reste, je ne suis pas douée avec la jeunesse.
Le seul enfant que j'ai eu, Hector, m'a été retiré par une assistante sociale.
On dit que son père est la grande Faucheuse. Si cela plaît aux gens de le croire... Il est vrai que nous sommes de si bons amis, elle et moi, depuis si longtemps !
Regardez, c'est la ville où j'ai vécu, avec Hector, avant qu'on me le "vole" : Midnight Hollow.
La lumière du jour semblait s'en être retirée à jamais. Il y régnait un permanence un brouillard sombre.
C'est sans doute pour cela que j'y avais ce teint verdâtre, cette mauvaise mine.
Quel contraste avec Zarbville, me direz-vous !
A Midnight Hollow, je travaillais dans le domaine culinaire, j'étais coupeuse de légumes.
Les mauvaises langues diront que cela m'a appris à découper aussi les gens... Peu importe, je ne suis plus à quelques ragots près !
Tout cela est maintenant du passé.
Quant à l'avenir... On dit qu'après ma mort, Ophélie sera mon héritière.
Laissez-moi vous dire que je réserve une surprise à ceux qui croient tout savoir. Ce sera ma revanche d'outre-tombe.
Non, mon héritier n'est pas Ophélie.
C'est mon fils, Hector, qui est aujourd'hui adulte et vit chez un couple de scientifiques, les Pipette, non loin d'ici.
J'ai ouï dire que ces gens-là font sur lui toutes sortes d'expériences bizarroïdes qui détraquent peu à peu sa santé.
Avec mon héritage, il se souviendra qu'il a eu une mère, autrefois. Il pourra partir et changer de vie.
Ophélie, elle, fera certainement sa vie avec son petit ami.
Il s'appelle Johnny Gubre, c'est un garçon peu commun, à la peau verte. Oui, verte. Son père est un extra-terrestre.
La mère de Johnny est la soeur d'un trio d'individus louches, qui vivent dans une maison digne d'un film de science-fiction.
Leur passe-temps préféré est d'observer les étoiles dans leurs télescopes.
On raconte que l'un d'eux a été enlevé par une soucoupe volante !
Depuis, il se promène avec un ventre tout rond. Allez savoir ce qui en sortira ! Et on ose me traiter de vieille folle !
Qui sont les plus fous, dans cette ville ? Eux ou moi ?
Il y a aussi, à Zarbville, cette autre famille, les Troufion, dans laquelle Ophélie a un camarade (un autre soupirant ?), un jeune boutonneux aux cheveux longs, dont la mère est enterrée ici, dans mon cimetière.
Le père de ce garçon, le général Buzz, est un dur à cuire. J'ai beau l'inviter à se recueillir sur la tombe de sa femme, il refuse de venir.
Peut-être craint-il de subir le même sort ?
Je n'aurai pas le temps de lui faire son affaire, dirait-on.
Ce soir, c'est mon tour de disparaître dans l'autre monde.
Mon heure est arrivée et la Faucheuse avec elle....
- Bonsoir Olivia. Ton temps ici est écoulé. Je suis souvent venu chercher tes morts. Cette fois, c'est toi que j'emmène.
- Puisqu'il le faut... Fait-il sombre, là où nous allons ?
- Certes. Au purgatoire, il fait nuit noire. En permanence.
- Fort bien, j'abandonne mes crèmes solaires. Adieu, Zarbville. Adieu, Hector. Qui sait ? Peut-être reviendrai-je un jour hanter mon cimetière et ma propre maison, en compagnie d'Isidore, Roger, Léon et tous les autres.
- Tante Olivia ! crie Ophélie.
Trop tard... Olivia a rendu l'âme. Au même instant, Ophélie devient adulte. Une nouvelle vie peut commencer pour elle.
Article rédigé par Phinae, le 21/12/2014
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